- INTERDIT (psychanalyse)
- INTERDIT (psychanalyse)L’interdit pose la question de la jouissance et de son rapport à la loi. La loi, ici, par-delà les règles et les institutions d’une culture, doit être en dernier ressort entendue comme celle du langage, à laquelle la psychanalyse montre que le sujet est soumis. «La jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore elle ne peut être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même» (Lacan, Écrits , p. 821). Mais la dire interdite n’est pas la dire hors d’accès. L’interdit est au contraire pour le sujet dans son rapport à la jouissance le point d’appui qui lui permet de ne pas perdre la parole. Par là s’explique la valeur, tantôt positive et tantôt négative, qu’on accorde au sentiment de transgression comme indice de la loi, comme indication de son effet de jouissance. Rester interdit: immobilisé, muet. Être interdit de séjour, de signature. L’interdit marque les points d’équilibre où tendent, comme effets de discours, les mouvements du désir: ici, la parole, la patrie, le nom propre. L’interdit cerne le désirable; il lui donne sa consistance. La transgression, tentative paradoxale ou surprise désespérée, recherche l’axe du désirable, ce lieu premier de la jouissance que sécrète, dans le corps, dans la société, l’existence du langage. Mais à l’approcher, sur quel abîme ouvre-t-elle, sur quel silence? L’idée même de transgression implique l’affirmation: il y a de la loi, affirmation dont la légitimité recule comme un horizon jusqu’au sacrifice que toute société exige de ses membres et symbolise, par une violence toujours répétée, dans la victime émissaire. À ce titre, la transgression témoigne de l’instabilité de tout système d’interdits.Les trois interdits fondamentaux«Pour fixer les termes, écrit Freud dans L’Avenir d’une illusion , nous appellerons refus le fait qu’une pulsion ne puisse être satisfaite, interdit la disposition qui établit ce refus, et privation l’état qui en découle.» Il faut distinguer, ajoute-t-il, entre les interdits culturellement variables, locaux ou particuliers, qui ne touchent qu’une catégorie sociale, et les interdits fondamentaux, universels, qui coïncident avec les conditions d’existence de la culture elle-même, et qui sont au nombre de trois: ceux de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre. Ce triple interdit, depuis l’orée de l’histoire, sépare l’état de culture de l’état animal. Or il forme, à présent encore, le noyau d’une haine jamais éteinte à l’endroit de la culture, haine dont nous voyons les effets de révolte et d’inhibition dans la névrose. Comme si chacun, venant au monde, devait à nouveau payer le prix de son entrée dans la culture, le prix de chair de son droit au langage.Si l’interdit est la disposition (légale) qui établit le refus de satisfaire une pulsion, que veut dire le fait qu’une pulsion ne puisse être satisfaite? Ce fait ouvre, en deçà de l’interdit, sur le mouvement vertigineux de la pulsion et sur l’origine, insaisissable parce qu’elle nous précède toujours, de la loi. Si, en effet, l’on prend au sérieux l’affirmation freudienne que toute pulsion est, dans sa racine, pulsion de mort, on devra reconnaître qu’il ne saurait y avoir, pour une pulsion, de satisfaction à proprement parler sans l’appui d’une limite, d’un écart toujours renouvelé au terme où elle tend et où elle s’annulerait. Qu’il y ait donc, au niveau le plus radical, de la pulsion non satisfaite équivaut au maintien d’une réserve qui permet la relance périodique de la pulsion, la conservation de son énergie. C’est là une thèse primordiale chez Freud, dès l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895) jusqu’aux développements d’Au-delà du principe de plaisir (1920). C’est ce fait que symbolise, en l’énonçant, l’interdit. Cela n’est rien dire d’autre que: il y a de la jouissance, de la jouissance qui ne subsiste pour nous que du fait du langage. Ou encore: il y a une loi qui médiatise pour nous tout rapport au réel. Sans quoi nous verrions devant nous, comme il arrive dans la psychose, s’ouvrir les chemins sans traces de la folie: «En ce qui me concerne, écrivait le président Schreber dans les Mémoires d’un névropathe , les bornes culturelles de la jouissance ont perdu leur consistance, elles se sont en un sens transformées en leur contraire» – dans un impératif mortel qui appelle à se sacrifier à la jouissance.Entre les trois interdits, cependant, existe une dissymétrie essentielle. L’interdit de l’inceste tient, en effet, dans l’économie du sujet, une place structurale. Il décide de sa structure, en liant à un discours les chemins obligés de son désir. L’inceste assigne un lieu à l’interdit, et chacun des deux termes n’est, en fait, que l’envers de l’autre. Aussi est-il vain de chercher quelle est l’origine, du désir ou de la loi, car les deux naissent ensemble, et l’interdit est ce qui les noue dans la parole en les disjoignant. La loi, quel que soit le système de ses énoncés, dit au sujet: c’est là qu’il y a de l’interdit, sans quoi tu serais fou, tu ne pourrais pas parler. Elle marque la borne autour de laquelle tourne désormais la course de son désir, elle l’engage dans une bifurcation qui, dans le meilleur des cas, fait la relance périodique de sa jouissance. Non seulement donc, par son jeu d’interdits, le système de parenté introduit le sujet aux signifiants majeurs qui règlent les générations, qui tracent les lignes de la vie et de la mort, mais, par son énonciation, la loi fait exister la jouissance, lui donne le support et les linéaments de la parole. L’interdit de l’inceste dessine entre les deux sexes le lieu d’une rencontre toujours manquée, le templum d’un ratage où se profile cependant, avec sa connotation maternelle, l’enjeu de ce qui fait la sexualité. Car c’est aux bords mêmes de ce temple que naissent pour nous les possibles du plaisir: l’interdit engendre en retour, non pas le permis, mais le possible.En deçà de l’interdit, n’est-ce pas la pulsion orale qui se manifeste dans le silence, dans un jeu de dévorations sans paroles? Seul le cannibalisme, écrit Freud dans le même passage de L’Avenir d’une illusion , semble, du moins aux yeux des non-analystes, s’être presque complètement éteint, au point que l’interdit même s’en est effacé. L’effacement, l’extinction, le silence, n’est-ce pas ce qui caractérise la pulsion orale sous la forme extrême de sa violence, quand elle touche à la pulsion de mort? En deçà du désir et de l’interdit, le cannibalisme nous montre la trace de la muette oralité qui nous ouvre la bouche de sa jouissance, comme le tourbillon des eaux où Narcisse perd forme et disparaît, quand la parole ne le retient plus dans les rets de la signification. Ainsi pouvons-nous soupçonner le silence d’une jouissance impossible en deçà de l’interdit, le silence d’une oralité pure qui effacerait toute parole. Et il est vrai que l’expérience analytique montre, plus radicale encore que les désirs incestueux, la force silencieuse de la pulsion orale.Cette dimension du cannibalisme, d’une jouissance d’avant l’interdit, permet de comprendre l’inégalité, quant à l’interdiction, des différentes formes d’inceste. Si la relation mère-fils est, en général, la plus fortement marquée par l’interdit, c’est qu’elle sert de point d’ancrage au refoulement qui organise la parole. Elle est la part de jouissance sacrifiée à l’entrée en jeu du langage et, à ce titre, elle est la plus éloignée du cannibalisme, celle où s’applique, par privilège, la loi. L’inceste père-fille vient en second: son interdiction incertaine dessine entre les sexes un espace de séduction, à l’intérieur duquel la mère elle-même ordinairement reporte sur son fils le jeu qu’elle a appris de son père. Le chiasme de ces deux interdits organise ainsi, en les dédoublant, les rapports entre les sexes. En revanche, l’inceste mère-fille, qui ne tombe jamais véritablement sous le coup de l’interdit, ouvre violemment sur le silence de la pulsion orale, sur une jouissance impossible à dire. C’est pourquoi tant de femmes restent prises, plus encore que les hommes, dans le cannibalisme maternel. L’inceste père-fils ne relève pas non plus d’un interdit ouvert. Il demeure le lieu obscur de l’homosexualité qui cimente nos sociétés et anime leurs conflits. Il peut parfois ouvrir, lui aussi, sur le cannibalisme maternel. Mais il se médiatise le plus souvent dans la dimension d’un sacrifice, telle que l’évoque dans la Bible celui d’Isaac, où la substitution d’une victime arrête le cycle familial du meurtre. Quant à l’inceste fraternel ou sororal, plus qu’un substitut aux incestes parentaux, il offre l’horizon lointain d’une naissance indivise, d’un œuf inséparé en deçà de la différence sexuelle: ainsi s’explique le sceau du sacré qu’on a pu, parfois, y mettre, comme un souvenir de la bouche des dieux.Violence et sacrificeLe meurtre, quant à l’interdit, comporte un statut tout différent: loin d’être l’objet d’une interdiction pure et simple, il est bien plus souvent, comme le remarque Freud, l’objet d’impératifs collectifs. On pourrait donc se demander si la violence, depuis le sacrifice jusqu’à la guerre, n’est pas ce que la société se réserve, et ce sur quoi elle fonde son organisation. Ce qui est interdit, c’est l’usage individuel, hors des normes, de la violence. Mais la collectivité se réserve l’exercice et la gestion de celle-ci: plutôt que de l’interdire, elle l’ordonne et la fait entrer dans le cycle de son économie. Elle la fait tourner à son profit. Il faudrait ici, avec René Girard (La Violence et le Sacré ), considérer le sacrifice comme une manière d’arrêter le cycle interminable de la violence individuelle, ou plutôt de la faire entrer dans le cycle d’une économie collective. La vengeance interminable, le processus infini de la violence renaissant par les luttes intestines, c’est cela, selon Girard, que le sacrifice a pour fonction de contenir, fonction que nous retrouverions selon un mode identique dans nos systèmes judiciaires. Or le remède a ceci de paradoxal qu’il est de même nature que le mal: il arrête la violence par une violence, la contagion du sang impur par un sang pur, rituellement versé. Violence substitutive contre violence dissipatrice des forces sociales. La société aztèque, par exemple, semble avoir eu une conscience aiguë de ce paradoxe, s’il est vrai qu’elle a fondé sa puissance sur une organisation, poussée à l’extrême, du sacrifice humain: violence sacrificielle contre violence de l’entropie. Christian Duverger (La Fleur létale. Économie du sacrifice aztèque ) montre que, dans la pensée aztèque, le sacrifice humain était une manière de lutter contre la dégradation de l’énergie tout à la fois sociale et cosmique. Et ce rapport d’une violence sacrificielle à la violence «naturelle», qui dégrade l’énergie, pourrait servir à mesurer l’enjeu du pouvoir et la nature de sa puissance: l’instauration d’un maître ne fait qu’un avec la mainmise sur le sacrifice, c’est-à-dire avec le pouvoir sur la mort. Le maître du sacrifice est maître, du même coup, de tout l’ordre social parce qu’il détient, symboliquement, la clef de sa survie.Faut-il chercher ailleurs la source de cette cascade d’inégalités qui se traduisent par des interdits, non plus universels, mais partiels et locaux, propres à un groupe, à une classe, et qui distribuent inégalement la privation dans le corps social? Il faut nourrir le sacrifice; il faut nourrir la mort. Les inégalités se propagent et s’accumulent toujours au nom de la néguentropie sociale, jusqu’à ce que l’enjeu même du pouvoir, du signifiant maître, engendre la force d’explosion qui le détruit. Il y a, en effet, dans le sacrifice, et plus généralement sans doute en tout système de lois, un principe d’instabilité qui fait que le rite ou l’institution peuvent toujours se retourner contre eux-mêmes, se trouver repris par la violence folle. C’est ce que René Girard appelle la «crise sacrificielle», dont il donne pour exemple la folie d’Hercule: Hercule, à l’instant d’offrir le sacrifice qui doit le purifier et lui permettre de rentrer dans la cité, est pris d’une folie meurtrière, aveugle, d’une ivresse guerrière déplacée qui se retourne contre les siens.La transgressionC’est dans ce mouvement de crise que l’on peut situer la transgression. La transgression, en effet, a toujours quelque chose de sacrificiel. Plus exactement, elle manifeste la crise toujours possible de la fonction du sacrifice (de la fonction de la loi) et la tentative pour la restaurer, pour rééquilibrer le système social. La véritable transgression serait en somme la crise sacrificielle elle-même, ce débordement de la violence à l’intérieur de la loi ou de l’ordre sacrificiel. La transgression manifesterait l’instabilité fondamentale de la loi et du système d’interdits qu’elle met en place, la victoire toujours menaçante de l’entropie sur l’équilibre du système. Aussi revêt-elle un double aspect.D’une part, elle ne fait qu’un avec la restauration de la loi, de la fonction sacrificielle menacée. Elle coïncide avec le mouvement qui crée les victimes émissaires. Ceux qui transgressent s’offrent eux-mêmes en victimes de la loi; ils suscitent le renouvellement du sacrifice qui permet de restaurer l’ordre social. Ils évoquent pour la mémoire collective ce qu’il y a de plus profond, de plus archaïque dans le pacte social. Il y a ainsi toute une fonction de la délinquance comme démonstration du pouvoir de la loi. Que serait une loi sans coupables? La transgression appelle la loi; la loi appelle la transgression. Mais, d’autre part, si la transgression n’est qu’un effet de l’instabilité de la loi, elle participe du mouvement par lequel la loi se détruit elle-même. Elle participe de l’explosion, lente ou brutale, qui détruit de l’intérieur, par l’excès de son propre enjeu, un signifiant maître, un pouvoir en place. Il y a là, sans doute, une question de seuil. Au-delà d’un certain point, le système se transgresse lui-même; il ne peut plus se rééquilibrer qu’en se transformant, en engendrant un nouveau système. À ce titre, la transgression témoigne de la mort et de la genèse des systèmes. Elle change de valeur, pour devenir prophétie, annonce d’une autre loi, révolte salvatrice. Au-delà des transgressions sacrificielles qui le rééquilibrent, un pouvoir finit toujours par exploser sous l’effet, moins de la révolte qui le renverse, que de la transgression de sa propre loi par la violence qui le constitue. Ce double sens de la transgression, que met en lumière, particulièrement, l’œuvre de Georges Bataille, rend souvent indécidable, sauf dans l’après-coup du regard historique, la question de l’efficacité politique de la révolte. Il anime néanmoins les manifestations imprévisibles, incalculables, de nos révolutions, qu’elles soient locales ou globales, individuelles ou collectives.
Encyclopédie Universelle. 2012.